Monna Vanna est le nom donné à un dessin au charbon de bois avec rehauts de blanc représentant un personnage aux traits androgynes, présenté assis dans une position et sur un siège similaires à La Joconde de Léonard de Vinci. C'est pourquoi on le nomme aussi La Joconde Nue. il est conservée au musée Condé, dans le château de Chantilly dans l'Oise.
Ce dessin daterait des années 1510-1516 et serait l'œuvre de Léonard de Vinci ou de son atelier. Cette hypothèse a été confirmée par un enquête scientifique menée en 2017 par le Centre de recherche et de restauration des Musées de France (le C2RMF).
Ce dessin, à première vue, fait penser à la reproduction d'un buste de statue grecque. Les traits du visage (le profil grec), la chevelure avec ses boucles ondulées et la blancheur du corps contribuent à donner cet effet. Les divinités grecques sont souvent représentées très dénudées, le corps partiellement recouvert d'une toge, ce qui est le cas sur le dessin (le tissu s'enroule autour du bras droit) et plus évident encore sur les tableaux ci-dessous.
Plusieurs tableaux de la renaissance italienne correspondent au dessin précédent. Voici les trois plus proches du dessin original. Il s'agit probablement de plusieurs versions de la même œuvre, produites par l'atelier de Léonard. Le dessin a visiblement servi d'ébauche aux tableaux puisqu'il est de taille identique et qu'il présente des traces de piquage utilisé pour le report du dessin.
A gauche une version attribuée à Salaï, très proche collaborateur de Léonard. Au centre la version conservée au musée de l'Ermitage. A droite la version de la fondation Primoli à Rome. Dans l'inventaire des tableaux détenus par Salaï lors de sa succession, l'un deux est nommé "una mezza nuda", ce qui pourrait correspondre à cette œuvre représentant une femme à moitié nue.
A cette époque, une femme représentée à moitié nue sur un tableau est forcément un personnage religieux (sainte Marie-Madeleine est souvent représentée la poitrine apparente) ou un personnage issu de la mythologie.
UN PERSONNAGE ANDROGYNE
De toute évidence sa poitrine développée nous indique qu'il s'agit d'une femme. Cependant son visage ne présente pas des traits particulièrement féminins et elle a les cheveux bien courts. Rien ne permet de supposer qu'ils sont attachés en chignon par l'arrière. La grande étoffe qui l'enveloppe masque la partie basse de son corps et nous empêche de voir son sexe. Le peintre a-t-il représenté un personnage androgyne, jouant ensuite sur l'ambiguïté en masquant le bas du corps ?
Dans la mythologie grecque, il existe au moins deux personnages aux caractéristiques androgynes. Il s'agit des dieux Hermaphrodite et Eros.
LE DIEU HERMAPHRODITE
Ovide raconte que la nymphe Salmacis, amoureuse du dieu Hermaphrodite (fils d'Hermès et d'Aphrodite) l'étreignit de force alors qu'il prenait son bain. Elle supplia les dieux de l'unir à lui pour toujours. Ainsi Hermaphrodite prit les caractéristiques des deux sexes. Il est représenté sur les statues grecques avec une poitrine développée et un sexe masculin.
LE DIEU EROS
Éros est, dans la mythologie grecque, le dieu de l'Amour (Cupidon pour les romains). En tant que dieu de l’amour, il a pour mission de créer de l’attraction entre les êtres pour les pousser à s’unir. Selon le mythe d’Aristophane, détaillé dans Le Banquet de Platon, les humains chercheraient à s’accoupler sexuellement afin de retrouver leur caractère hermaphrodite, perdu par Zeus, qui, pour punir les humains, à effectuer une séparation des sexes. Eros est donc parfois représenté sous des traits androgynes pour signifier qu'il a pour mission de réunir les deux sexes.
Éros est souvent représenté avec la déesse Aphrodite (Vénus pour les romains), sous la forme d'un enfant ailé : Cupidon (version romaine d'Eros). Il est souvent accompagné d’une lyre, d’un arc ou d’un lièvre, symbole pédérastique dont il était également le dieu.
Statue d'Eros (Cupidon) doté d'ailes, d'un arc, d'un carquois et de flèches. Nous allons voir qu'il y a un détail important dans les cheveux de cette statue qui fait écho au dessin de Léonard.
Le nœud d'Hercule, qui correspond au nœud plat chez les marins, était un symbole protecteur. Il traduisait la force, la puissance et l'amour. Ces significations ont plusieurs origines. Il semble faire allusion à celui que le héros (Hercule) utilisait pour attacher les pattes de la peau de lion qu'il portait sur lui.
Chez les Romains, les nouvelles mariées portaient une ceinture en laine nouée par un nœud d'Hercule que le mari devait détacher sur le lit nuptial. On y voyait un présage de fécondité. La forme de ce nœud fait penser à l'union de deux êtres enlacés.
On retrouve un nœud d'Hercule dans les cheveux du personnage.
On remarque également un nœud d'Hercule dans les cheveux de certaines statues d'Eros. Cet indice, venant s'ajouter aux précédents, l'hypothèse d'une représentation du Dieu Eros se trouve renforcée.
La présence des colonnes, comme dans la Joconde, apporte un caractère sacré, l'évocation du temple, lieu où l'on vient invoquer les Dieux. La chaise avec son accoudoir semi-circulaire peut évoquer un trône sur lequel le Dieu est assis.
EROS DIEU DE LA PEDERASTIE
Dans la Grèce antique la pédérastie supposait un lien de couple entre un homme et un garçon plus jeune déjà entré dans la préadolescence. Dans Le Banquet de Platon, ces relations seraient une manifestation d'un Eros Céleste, faisant ainsi de l'amour pédérastique un amour supérieur. Connaissant les relations homosexuelles supposées entre Léonard et son jeune disciple Salaï, le thème de ce tableau ferait ainsi référence à leur relation personnelle.
UN PERSONNAGE BIBLIQUE ?
Une autre hypothèse mérite d'être mentionnée, celle d'un personnage biblique : Adam le premier Homme créé par Dieu. En effet, dans la Genèse il est précisé que Dieu a créé l'Homme à son image, possédant à la fois les caractéristiques du masculin et du féminin. Adam à l'origine serait donc un être hermaphrodite. Ce n'est qu'après que Dieu créant la femme à partir de la côte d'Adam, va séparer le masculin du féminin. Cependant aucun autre élément dans le dessin ou les tableaux ne vient étayer cette hypothèse.
Trouve-t-on des symboles où des dessins cachés dans les tableaux qui pourraient nous apporter plus d'informations sur les intentions du peintre ?
Les dieux de la mythologie grecque vivent dans des montagnes reculées. Le mont Olympe ou le mont Parnasse (ici en photo).
Les paysages montagneux des tableaux pourraient évoquer ces montagnes sacrées.
Le dieux Eros (Cupidon) est souvent représenté avec un arc et des flèches. Lorsqu'il lance ses flèches, deux êtres tombent amoureux. Sur cette statue on voit le carquois portant les flèches.
La forme arrondie à l'arrière de la chaise peut laisser supposer que la toge cache un objet accroché sur l'accoudoir. Peut-être le carquois d'Eros.
UN SYMBOLE PHALLIQUE
La toge cache la taille du personnage, ce qui ne permet pas de voir son sexe. Cependant elle dessine une forme phallique le long de l'accoudoir, une impression renforcée par les deux formes arrondies à l'arrière.
Le peintre joue avec le spectateur. Il dessine un personnage aux traits androgynes, mais cache son sexe derrière une toge que le personnage ne retient que d'un doigt. La forme du drap suggère fortement qu'il est de sexe masculin.
DISSYMETRIE DU VISAGE
Le visage du personnage présente une certaine dissymétrie, renforcée par une divergence du regard. Quelle idée le peintre a-t-il voulu figurer ?
La partie gauche du visage semble un peu plus masculine.
La partie droite est plus féminine. Les cheveux descendent un peu plus bas, la pommette est plus saillante et arrondie. Cependant les différences sont légères.
Le regard est divergent sur les trois tableaux. L'effet a peut-être pour but de suggérer qu'il y a deux personnes différentes dans un même corps.
PEU DE DESSINS CACHES
L'aspect du paysage très imprécis et le manque de finition du ciel posent questions. La ligne d'horizon entre ciel et terre est plus que floue sur les trois tableaux. Est-ce un effet voulu par le peintre ou bien le paysage n'a-t-il pas été achevé ? Dans les tableaux de l'atelier de Léonard le paysage est l'endroit qui recèle le plus de dessins cachés. Ici on n'en trouve presque pas.
On devine avec peine quelques ébauches de visages de profil dans le paysage de la version de l'Ermitage.
Sur la version Primoli, en retournant le tableau de 180° on peut remarquer un personnage derrière les balustres de la chaise, la tête recouverte d'une grande capuche, à l'aspect inquiétant.
Monna Vanna est un personnage mystérieux, pour lequel de nombreuses interprétations existent. Cependant son aspect androgyne fait consensus. En présentant le personnage à moitié nu, couvert d'une toge en partie basse qui entoure son bras droit, on remarque une référence aux statues de la Grèce antique. Cette impression est renforcée par les traits lisses du visage et la pâleur du corps sur le dessin. La comparaison avec des statues grecques et romaines nous indique qu'il pourrait s'agir d'une représentation du Dieu de l'amour : Eros (Cupidon chez les romains). Il est parfois sculpté en version androgyne (avec un sexe masculin et une poitrine formée) pour symboliser l'union de l'homme et de la femme et le retour à l'état initial de la création ou le masculin et le féminin ne formaient qu'un. Le nœud d'Hercule représente cette union. On le retrouve dans les cheveux de certaines statues d'Eros comme sur le dessin de l'atelier de Léonard et sur les personnages des trois tableaux. La dissymétrie du visage du personnage et son regard divergent seraient une manière d'exprimer cette dualité.
Eros est aussi un Dieu associé à la pédérastie, thème qui fait écho à la relation intime que Léonard a probablement vécu avec Salaï son jeune assistant. Le paysage des tableaux pourrait représenter les monts Olympes dans lesquels vivaient les Dieux.
Le peintre utilise la toge pour masquer la partie basse du corps, jouant ainsi sur l'ambiguïté du sexe du personnage. Eros retient d'un doigt le tissu qui permettrait de dévoiler son sexe et pour autant ce grand drap dessine à l'évidence un symbole phallique le long de l'accoudoir. La toge semble aussi masquer le carquois que le Dieu Eros porte souvent avec lui pour ranger ses flèches.
Ce dessin et les trois tableaux pour lesquels il a servi de modèle, sont conçus sur le même principe que la Joconde, comme une énigme autour de l'identité du personnage. Il s'agit de repérer et de rassembler les indices pour deviner qui est représenté.